Regards croisés – l’intelligence artificielle dans les musées
L’intelligence artificielle (IA) est le sujet d’actualité de ces dernières années toutes professions et secteurs confondus. A ce titre, les musées n’y font pas exception.
Certaines institutions culturelles souhaitent intégrer cette technologie dans leurs pratiques et outils afin d’enrichir l’expérience du visiteur mais également accompagner les professionnels en interne. Cependant, l’implémentation de l’IA dans les musées soulève des défis importants sur les plans opérationnel et juridique.
Charlotte Clergeau, Chargée de projets numériques, et Léa Karouby, Juriste chez France Muséums, nous offrent dans ce nouvel Experts’ Corner un cas concret d’application dans le cadre de la récente exposition co-construite avec le Louvre Abu Dhabi, De Kalila wa Dimna à la Fontaine, voyages à travers les fables, présentée au Louvre Abu Dhabi du 26 mars au 21 juillet 2024.
Pourriez-vous revenir sur le dispositif produit dans le cadre de l’exposition De Kalila wa Dimna à la Fontaine, voyages à travers les fables ?
CHARLOTTE : Sur un parcours de 600m2, l’exposition explore le riche héritage des fables, mettant en lumière leur rôle éducatif et leur pertinence sociale. Dans ce cadre, plusieurs dispositifs de médiation ont été développés, dont un intégrant l’intelligence artificielle générative.
Les visiteurs sont invités, à travers une borne interactive à générer leurs propres récits en sélectionnant un style d’écriture, des personnages et une morale afin d’obtenir une fable personnalisée générée par l’IA.
Dans le cadre de cette exposition et plus généralement, au sein des musées, à quels types d’IA pouvons-nous être confrontés ?
CHARLOTTE : ce que l’on peut considérer comme le type d’IA la plus populaire aujourd’hui dans les musées est l’IA Générative ou GenAI. Cette technologie permet la génération de contenus de différents types : images, textes, vidéos ou encore musique. La GenAi est ensuite imbriquée dans des formes d’usage variées, comme un chatbot par exemple, aussi appelé IA conversationnelle.
Plusieurs technologies peuvent également être fusionnées pour une expérience plus complète. Par exemple, en combinant de la reconnaissance d’images avec un chatbot conversationnel : le chatbot peut reconnaitre une image et générer du contenu à son sujet dans un échange de questions-réponses avec l’utilisateur.
Il y a donc une multitude d’IA et leur utilisation finale varient en fonction de leur domaine d’application.
Comment les institutions culturelles se saisissent de ces technologies ? Dans quel but ?
CHARLOTTE : Appliqué aux institutions muséales, on peut évoquer trois grands cas d’usage dans lesquels l’IA est utilisée à ce jour.
- Pour la médiation et l’aide à la visite : accompagner le visiteur dans sa compréhension des objets ou du sujet d’une exposition, dans son parcours de visite au sein du musée et/ou enrichir l’expérience par une approche interactive et personnalisée permise par l’IA,
- Pour la création : des artistes s’emparent de la technologie pour produire des œuvres,
- Pour la valorisation des collections : cette technologie permet d’accompagner le catalogage des collections et ainsi optimiser la recherche dans les fonds patrimoniaux numérisés.
On peut également se servir des technologies IA pour l’analyse de données des visiteurs par exemple.
Justement, dans le cadre de l’exposition De Kalila wa Dimna à la Fontaine, voyages à travers les fables, quels enjeux se sont posés ?
CHARLOTTE : côté production, lorsque l’on se lance dans un dispositif de médiation intégrant une IA et notamment celle utilisée dans le cadre de cette exposition (Chat GPT-4, développé par Open IA), des enjeux opérationnels se posent rapidement. Le défi majeur réside dans la difficulté actuelle d’accéder aux données d’entraînement de cette technologie.
Par exemple, pour un dispositif multilingue, si l’IA ne dispose pas de suffisamment de données dans une langue spécifique, la qualité linguistique peut en pâtir, ne répondant pas aux exigences et aux attentes du public visé.
La problématique des données du modèle s’est aussi posée quant aux styles littéraires des fables. Pour notre dispositif, nous avons demandé à l’IA de rédiger des fables dans le style de Jean de La Fontaine ou d’Ibn al-Muqaffa. Cela nécessite une imitation du style littéraire, dans sa forme, son vocabulaire, ses personnages et ses paysages distinctifs. Sans accès aux données d’entraînement, nous devons donc être très précis dans nos demandes à l’IA appelées « prompts », même si ces demandes nous paraissent extrêmement basiques.
Enfin, il est important d’avoir la possibilité de contrôler les textes générés pour éviter les contenus indésirables, tournures de phrases non adaptées ou traductions hasardeuses. Deux solutions sont efficaces : d’une part, utiliser un « post-prompt » ou « prompt négatif » pour interdire les sujets sensibles définis en amont et d’autre part, concevoir l’interface utilisateur avec des critères de sélection limités pour éviter les usages détournés.
LÉA : Sur ce point Charlotte, des enjeux juridiques se sont également posés au cours de ce projet et il sera important de les garder à l’esprit pour des futures utilisations de l’IA dans les projets muséaux.
Le rôle du service juridique est d’assurer la conformité des supports de visite ou dispositifs de médiation avec la règlementation applicable.
Pour l’exposition De Kalila wa Dimna à La Fontaine, voyages à travers les fables, nous avons décidé de prendre en compte ladite réglementation.
Les principaux enjeux sont :
En amont :
- LA TRANSPARENCE et le RESPECT DU DROIT D’AUTEUR : s’assurer que les données d’entraînement soient licites et ne contreviennent pas au droit d’auteur. Vérifier que les auteurs ou les ayants droits n’ont pas refusé l’utilisation de leurs œuvres par l’IA (mécanisme d’opt-out de l’article L.122-5-3 CPI) et que le contenu généré n’est pas contrefaisant.
Pour l’exposition, l’enjeu relatif au respect des droits patrimoniaux ne se posait pas car les œuvres de La Fontaine sont dans le domaine public. Néanmoins, le droit moral demeure après le décès de l’artiste et peut être revendiqué par les ayants droits, le cas échéant. De plus, un enjeu éthique aurait pu se poser sur la question de faire « revivre » des artistes décédés.
Enfin, en utilisant des plateformes comme OpenAI pour un projet de médiation, il est probable que des données protégées soient utilisées sans le savoir, ce qui nécessite une évaluation des risques pour chaque cas.
En aval du projet :
- PROTECTION DE LA CREATION DE L’IA : dans le cadre de l’exposition Fables, le prompt permettant de générer le texte était très restrictif ainsi l’intervention humaine sur la création n’est pas assez importante pour revendiquer une originalité sur le résultat.
Dans le cadre de l’exposition, nos principaux défis opérationnels et juridiques concernaient la génération de texte, l’élément central du dispositif. Il est tout de même important de rappeler que ces enjeux s’appliquent également à la génération d’images, qui pourrait être envisagée pour une exposition. Pour la génération d’images par une IA, il est essentiel de respecter les règles susmentionnées et de vérifier les conditions générales de vente (CGV) des plateformes pour garantir que les images sont libres de droits.
CHARLOTTE : Il est également essentiel d’informer l’utilisateur qu’il s’agit de contenu généré par IA. Chez France Muséums, nous mettons un point d’honneur à être transparents, à sensibiliser et à former nos clients sur l’utilisation de ces technologies.
À cette fin, nous avons choisi de nommer explicitement le dispositif ‘AI Fables Generator’. Nous avons également inclus un descriptif exhaustif du dispositif, accompagné d’une mention de prévention. Cette mention avertit les utilisateurs de la présence de l’IA et des possibles incohérences. Nous ne souhaitions pas entretenir une illusion quant à cette technologie, mais au contraire, rappeler qu’elle demeure faillible malgré son caractère innovant.
LÉA : Les obligations du règlement européen sur l’IA vont en ce sens, et à n’en pas douter la règlementation internationale à venir aussi, ce qui nous conforte dans notre approche de la médiation avec l’IA.
Comment l’utilisation des technologies d’intelligence artificielle questionne-t-elle nos pratiques dans le secteur muséal ?
LÉA : L’arrivée de l’IA dans les institutions muséales a permis de nouveaux questionnements sur l’application de la propriété intellectuelle et de la protection du droit d’auteur. En tant que juriste, il est toujours très bénéfique de pouvoir travailler sur ces nouvelles formes de médiation afin d’évaluer les risques, soulever de nouveaux enjeux notamment sur la réglementation en place ou à venir. Dans ce cadre, nous avons organisé une rencontre avec les directeurs juridiques de nos musées partenaires pour échanger sur ce thème.
CHARLOTTE : Je suis persuadée que l’IA est une technologie prometteuse et innovante dans le cadre de la médiation muséale. Grâce à l’exposition De Kalila wa Dimna à La Fontaine, voyages à travers les fables, nous avons pu en faire l’expérience. Bien qu’elle ait connu une popularité croissante et une démocratisation rapide, l’IA reste en développement. De nouveaux usages apparaissent chaque jour, ce qui rend ses limites et possibilités encore floues pour les professionnels des musées.
Chez France Muséums, l’intégration de l’IA dans nos dispositifs nous a conduits à questionner l’objectif de médiation et à garantir la pertinence de son utilisation dans l’exposition. Ce dernier étant de s’appuyer sur les concepts exposés pour offrir une expérience ludique et exploratoire par la manipulation des idées et esthétiques des fables.
L’IA, en tant que soutien à la médiation ou à la visite, doit servir ceux qui œuvrent quotidiennement à l’amélioration de l’expérience visiteur. Le potentiel novateur de cet outil doit encourager à plus d’exigence et d’ambition pour la médiation et l’accessibilité auprès des publics.
Notre équipe pluridisciplinaire est à la disposition des porteurs de projet pour assurer un suivi juridique et opérationnel, ainsi qu’un accompagnement pédagogique à la prise en main de ces nouvelles technologies. Notre objectif est de repenser les pratiques pour créer des dispositifs cohérents, réfléchis et véritablement expérientiels pour les visiteurs.
Les dispositifs de médiation ont été conçus par France Muséums en collaboration avec Museomaniac.