Entretien – Les collections muséales comme ponts entre les générations avec Perrice Nkombwe
Entretien 6/6 : Valoriser le patrimoine, rapprocher les communautés : les collections comme ponts entre les générations, avec Perrice Nkombwe
Dernier épisode dans notre série consacrée aux discussions du Symposium Musées africains : enjeux d’aujourd’hui et de demain, produit par France Muséums et organisé au Louvre Abu Dhabi en janvier 2025. Lors de leur intervention, les participants à la table ronde « Collections, Transmissions, Connexions », se sont penché sur la manière de repenser les pratiques de conservation pour mieux répondre aux besoins des communautés locales et favoriser le lien intergénérationnel. Perrice Nkombwe y a contribué activement. Nous avons souhaité prolonger la discussion avec elle.
Perrice Nkombwe est actuellement directrice du Musée national de Lusaka, en Zambie. Elle a auparavant dirigé le Moto Moto Museum pendant sept ans. Très investie dans les questions de patrimoine immatériel et de participation communautaire, elle a notamment mené un projet visant à transmettre les savoirs traditionnels à travers des actions impliquant directement les communautés locales.
Pouvez-vous présenter le Moto Moto Museum ?
Le Moto Moto Museum est un musée régional d’histoire culturelle, ouvert au public en 1974. Il est dédié à la préservation et à la mise en valeur du riche patrimoine culturel de la Zambie.
Sa collection comprend des objets archéologiques et historiques, des artéfacts ethnographiques et des spécimens d’histoire naturelle. Plusieurs groupes ethniques sont représentés dans la galerie d’ethnographie et des objets du quotidien sont exposés pour aider le public à mieux comprendre la diversité des pratiques traditionnelles parmi les nombreux peuples établis dans le nord-est de la Zambie, notamment dans les provinces Septentrionale, de Muchinga, de Luapula et, une partie de la province Centrale.
Il existe également un espace dédié aux expositions temporaires. Certaines d’entre elles, comme celle consacrée à la commémoration du centenaire de la fin de la Première Guerre mondiale en 2018, sont restées ouvertes bien au-delà du format habituel d’une exposition temporaire. Celle-ci rend hommage à l’implication des communautés locales zambiennes dans ce conflit, retraçant une partie de l’histoire qui a été négligée pendant longtemps. Nous pensons qu’il est important pour les Zambiens d’avoir conscience de cet aspect de leur patrimoine et de leur histoire.
Comment un musée et ses collections peuvent-ils permettre aux générations présentes et futures de se connecter avec leur patrimoine ?
Après de nombreuses années à travailler dans le secteur muséal, j’en suis arrivée à un point où j’ai réalisé que je m’étais concentrée en priorité sur la conservation préventive d’objets, me conformant strictement aux règles de conservation, d’exposition ou de stockage.
Le musée était, de fait, devenu un lieu où les objets étaient cachés, et ça ne devrait pas être le cas. J’ai compris qu’il était tout aussi important de créer les conditions pour que les publics puissent s’approprier leur patrimoine, tout en rassemblant différentes communautés et générations.
Les musées sont des ponts entre le passé et le présent, ils offrent une connexion tangible à nos ancêtres et à leur mode de vie. Par le biais de dispositifs interactifs, d’ateliers et d’évènements communautaires, les visiteurs sont pleinement participants ; de cette manière, le musée crée des expériences qui favorisent une compréhension et une appréciation plus profonde de notre patrimoine culturel. Cette connexion au passé encourage les individus à perpétuer leurs traditions et valeurs, assurant ainsi la vivacité et la pérennité de leur patrimoine.
Par le biais de programmes mettant en lumière des objets culturels issus de la vie quotidienne traditionnelle, nous construisons des activités interactives dans lesquelles les aînés jouent un rôle central en tant que détenteurs de la connaissance, et les jeunes deviennent à leur tour vecteurs de transmission. Cette approche dynamique autorise la transmission de connaissances patrimoniales précieuses et encourage le dialogue intergénérationnel.
Comment mobilisez-vous les collections pour toucher les communautés locales et transmettre ce patrimoine à différents publics ?
Le musée s’efforce d’utiliser ses collections pour relever des défis sociétaux plus larges.
Premier exemple : le musée a étroitement travaillé avec des communautés locales sur les sujets de la nutrition et de la sécurité alimentaire au sein des ménages.
Avec les communautés locales, nous avons conçu un programme annuel visant à valoriser les aliments issus de productions locales et traditionnelles. L’objectif est double : encourager une alimentation plus saine et durable, et soutenir les producteurs locaux.
En nous appuyant sur les collections du musée, nous avons conçus un programme annuel, développé en partenariat avec les membres de la communauté, pour promouvoir la nourriture indigène auprès des jeunes et des groupes scolaires.
Ce programme inclut des démonstrations culinaires, des discussions sur la production, la préparation et la préservation des aliments traditionnels avec les producteurs locaux et fait intervenir les aînés, porteurs de savoirs et techniques traditionnels. Ce dispositif sensibilise les jeunes à la valeur culturelle et nutritionnelle des aliments indigènes. Il contribue également à la revitalisation des moyens de subsistance locaux car nous achetons ces aliments auprès des producteurs locaux, ce qui leur apporte un soutien financier.
Une autre de nos initiatives concerne la valorisation des langues autochtones, à travers la musique chorale. Dans ce cadre, le Moto Moto Museum a identifié deux publics clés : les personnes pratiquantes, qui en raison d’inquiétude basées sur leur foi hésitent souvent à venir au musée ; et les jeunes gens qui perdent en compétences dans la pratique de leur langue maternelle.
Pour les encourager, le musée a lancé une compétition annuelle de musique chorale, une activité populaire dans les églises et les écoles. La compétition promeut la performance de chants religieux en langues locales, ce qui attire à la fois les jeunes gens et celles et ceux qui fréquentent les églises. Le musée conserve des instruments traditionnels, similaires à ceux qu’utilisent certains groupes pendant la compétition. De cette manière, un fort lien est créé entre les collections du musée et l’utilisation actuelle des instruments de musique traditionnels.
Cette initiative encourage la préservation des langues autochtones tout en promouvant l’identité culturelle, favorisant la fierté communautaire.
Comment définiriez-vous ce qu’est un musée, aujourd’hui, et quel rôle les collections peuvent-elles jouer ?
Je dirais qu’un musée est devenu un lieu de cohésion. Les musées explorent la culture dans son entièreté et a le pouvoir de rassembler des publics aux croyances ou aux vécus différents, autour d’un espace commun de compréhension.
Au sein des musées, nous pouvons mettre en lumière les pratiques traditionnelles, renforcer les liens intergénérationnels, et servir la communauté sur des questions qui dépassent le cadre du musée-même, comme celles de la sécurité alimentaire au sein des ménages et la préservation des langues locales.
Les musées fournissent un espace où les communautés peuvent se rassembler, apprendre les unes des autres et promouvoir le dialogue interculturel.
En quoi ces espaces de dialogue, comme ce Symposium organisé à Abu Dhabi, sont-ils importants ?
Le colloque a été pour moi une expérience très stimulante. Il a favorisé des collaborations et incité chacun à repenser les récits que nous portons dans nos institutions. Si les musées sont encore souvent marqués par une histoire coloniale, il est essentiel de leur permettre d’évoluer, en intégrant la voix des communautés qu’ils servent.
Le Symposium m’a ouvert les yeux, car il a également mis en lumière des enjeux d’innovation et de durabilité. Il est désormais très clair que les musées doivent développer des manières innovantes d’attirer les jeunes et intégrer des pratiques contemporaines. Nous devrions réfléchir davantage à notre rôle auprès des communautés plutôt que simplement chercher à protéger les collections du musée.
Il nous reste tellement à apprendre mais dans l’ensemble, ça a été une expérience de grande valeur. Je suis restée en contact avec des collègues, et nous continuons à discuter des connaissances que nous avons acquises.
Il était également fascinant de voir comment nos amis à Abu Dhabi s’intéressent à l’Afrique. Cela montre combien nous avons encore à apprendre les uns des autres. Une meilleure connaissance interculturelle est indispensable pour répondre aux défis mondiaux actuels.
En savoir plus sur le symposium produit par France Muséums pour le Louvre Abu Dhabi