Entretien – Au-delà du musée : unifier par l’art contemporain avec Olivia Anani

Entretien 3/6 : Au-delà du musée : unifier par l’art contemporain, avec Olivia Anani

Dans le cadre de notre série d’entretiens faisant écho au Symposium Musées africains : enjeux d’aujourd’hui et de demain, produit par France Muséums et tenu au Louvre Abu Dhabi en janvier 2025, nous avons eu plaisir à échanger avec Olivia Anani.

Au cours de sa carrière, Olivia Anani a occupé divers rôles pour le compte d’institution et de collections majeures, dont les maisons de ventes aux enchères Christie’s, Sotheby’s, Phillips et Piasa, où elle a dirigé le Département des arts africains modernes et contemporains. Impliquée dans la restauration des connaissances des diverses écoles modernes du continent africain – de l’Egypte de Mahmoud Mokhtar au Sénagal d’Iba N’Diaye -, elle a également travaillé à la réhabilitation de figures sous-représentées, notamment des femmes telles que la peintre Younousse Sèye dont la contribution dans l’histoire du continent est souvent oubliée.

Son engagement en faveur d’une compréhension plus vaste et plus inclusive de l’histoire de l’art en Afrique ne s’arrête pas là : elle est actuellement secrétaire exécutive au sein du comité de préfiguration du musée d’art contemporain de Cotonou (MACC), au Bénin.

Pourriez-vous nous en dire plus sur la création du futur musée d’art contemporain de Cotonou et sur votre implication dans ce projet ?

Le projet en est à ses débuts. Je coordonne et conseille sur les questions liées à la vision du musée, à la structure de l’institution à venir et aux aspects scientifiques et de conservation. Nous discutons actuellement de la composition de l’équipe, des aspects administratifs et des partenariats à mettre en place dans le cadre de la programmation des projets de recherches, des prêts et des expositions.

Une grande diversité d’expressions artistiques sera exposée au musée, tableaux, sculptures, images fixes et animées, photographies, performances, installations et œuvres conceptuelles. Comme autant de vecteurs d’un récit et d’une vision des liens que l’Afrique a entretenu avec le reste du monde à travers l’histoire, par la voix des artistes contemporains. Avec ce projet muséal nous nous intéressons à tous les continents, et plus particulièrement aux pays du Sud, de l’Amérique latine à l’Asie, en passant par le Moyen-Orient. Nous cherchons à mettre en évidence l’interconnexion historique et contemporaine de l’Afrique avec le monde, au prisme des pratiques artistiques contemporaines.

Comment l’art contemporain et les artistes peuvent-ils contribuer à redéfinir le rôle et le positionnement des institutions culturelles africaines sur la scène internationale ?

L’art contemporain et les artistes ont la capacité de créer des liens et d’unifier les communautés, notamment en Afrique où historiquement, les artistes ont toujours eu un rôle rituel déterminant, en tant que communicants avec le monde invisible, le divin, constituant la mémoire de la communauté.

Nous pouvons citer l’exemple des griots, dépositaires de la tradition orale. Ils font le lien entre la communauté des vivants et les ancêtres. Autre exemple, les forgeron.nes et les sculpteur.rices ont eu, pendant des siècles, un statut quasi divin en Afrique, du fait de leur capacité à fabriquer de puissants objets utilisés dans les rites et les rituels.

Avec le temps et les migrations des populations africaines vers le reste du monde, ce rôle s’est transformé et son importance a parfois été dilué dans d’autres aspects. La mission de l’artiste a évolué, passant d’une fonction essentiellement sacrée et rituelle, centrale pour la communauté, à quelque chose qui se concentre sur l’esthétique et la documentation de la vie contemporaine. De nos jours, les artistes se font davantage les témoins de leur temps.

Ces dernières années cependant, nous observons un retour des artistes à leur mission primaire de medium faisant le lien entre l’univers et les communautés. Pas seulement en Afrique mais dans la diaspora africaine, ainsi qu’en Asie, en Amérique du Sud et en Australie, où se manifeste un intérêt renouvelé pour les traditions artistiques indigènes.

J’ai, par exemple, eu la chance de visiter la triennale de Stellenbosch en Afrique du Sud, où la commissaire Khanyisile Mbongwa a travaillé avec des shamans, des musicien.nes et des praticien.es, afin de mettre en lumière les propriétés curatives de l’expression artistique. Ces pratiques démontrent que l’art ne se confine pas aux murs du musée mais est inscrit dans la vie sociale, jouant un rôle crucial dans la construction des communautés et du bien-être collectif. De cette manière, les artistes ne se contente pas simplement de répondre à des impératifs institutionnels ; ils redéfinissent activement ce qu’une institution culturelle peut être.

En quoi l’art contemporain peut-il nous aider à questionner les récits dont nous avons hérité et construire des espaces plus inclusifs pour échanger, apprendre et guérir ?

L’Afrique a toujours fait partie du canon de l’art mondial mais en dépit de cela, les récits occidentaux ont souvent minimisé ses contributions quand ils ne les ont pas négligés. Le canon a été historiquement construit par des idéologies impérialistes qui ont sélectionné les connaissances pour les adapter à une vision du monde particulière.

De nos jours, je pense que nous sommes en mesure de comprendre que tout le monde à quelque chose à offrir et qu’il est dans notre intérêt à tous d’apprendre les un.es des autres, quelle que soit notre position sur la carte. Les conversations « Nord-Sud » ne sont plus envisagées à travers un prisme hiérarchique, ce qui est libérateur.

Aller au-delà de ce modèle obsolète nous permet d’avoir bien plus de conversations entre personnes de tous horizons, qu’ils viennent du Nord ou du Sud. L’objectif n’est pas simplement de s’assurer une place autour de la table, mais de réinventer la table elle-même.

Il est extrêmement stimulant d’être à ce moment où l’on recommence à apprendre les un.es des autres, sur un pied d’égalité. L’opportunité nous est donnée de repenser collectivement les pratiques et les institutions artistiques, ainsi que le rôle qu’elles peuvent jouer dans notre société.  

Il se trouve également que l’art contemporain est au croisement de tous les domaines d’expertises imaginables, car les artistes s’intéressent à tous les champs de production du savoir, qu’il s’agisse de la littérature, de la philosophie, de l’archéologie, des sciences dites “dures”, de l’agriculture, etc. Des artistes comme le franco-béninois Marc Johnson, mais aussi Tabitha Rezaire ou Ali Cherri incarnent cette approche transdisciplinaire par leurs travaux.

Penser à l’art contemporain comme une façon de rassembler les gens, d’unir les communautés par l’exploration de diverses formes de connaissances, contient un potentiel curatif. En ces temps incertains, comment les artistes peuvent revendiquer le pouvoir restauratif de leur pratique ? C’est une question que nous avons l’intention d’explorer dans notre futur musée.

En quoi ces espaces de dialogue, comme ce Symposium organisé à Abu Dhabi, sont-ils importants ?

En dépit de notre sincère intérêt pour de multiples formes de connaissances, la réalité de nos professions  ainsi que nos choix de vie nous obligent à nous concentrer sur des domaines d’études et d’expertises spécifiques ; nous passons beaucoup de temps, tête baissée sur notre travail, à avancer dans nos tâches respectives.

Il est donc important que nous trouvions le temps de nous rassembler, de prendre du recul pour nous mettre au courant de toutes les connaissances et informations que chacun.e de nous avons accumulées au fil du temps ; de partager nos trouvailles respectives pour enrichir les travaux et pratiques des autres.

Ces événements constituent également une partie importante de la constitution d’une archive mondiale des connaissances liées à nos disciplines respectives et à nos domaines de recherche. De cette manière, les prochaines générations de professionel.les pourront aussi apprendre de ces archives et peut-être trouver d’anciennes solutions à de nouveaux problèmes.


En savoir plus sur le symposium produit par France Muséums pour le Louvre Abu Dhabi