Tribune – Le musée du futur
A l’occasion de la publication d’une tribune dans le magazine Art Business News, Hervé Barbaret, Directeur Général de France Muséums présente la vision de France Muséums sur le musée de demain.
Le musée du futur
Le musée est soumis à rude épreuve. Lieu de préservation d’un patrimoine ancien, de mise en gloire des œuvres de l’esprit, sa dimension scientifique et culturelle est primordiale. Il joue un rôle éducatif, social, économique. Il est invité à s’immiscer dans des débats de société qui le concernent, souvent le dépassent, mais qu’il ne peut esquiver : inclusivité, communautarisme, restitutions, changement climatique…
Cette complexité conduit les experts à s’en emparer et oublient l’essentiel : un musée s’adresse au public.
Nous travaillons pour le public. Le visiteur est au cœur de nos préoccupations.
Vérité d’évidence ! Chiffres à l’appui, les succès rencontrés de fréquentation sont mis en avant. Les risques évoqués concernent la surfréquentation, la marchandification…
La réalité est autre.
Trop souvent les musées sont vides. Une récente étude du ministère de la culture portant sur les pratiques culturelles des Français montre que 71% des Français adultes ne visitent pas les musées. Cette étude décennale s’inscrit dans la longue durée : en 1974 c’était 72%. Décevante progression pour un demi-siècle qui a vu croître l’offre muséale de manière radicale avec l’ouverture du centre Pompidou, des musées d’Orsay et du Quai Branly, du Louvre Lens et de Pompidou Metz….
Grande déception car parallèlement à ce renouvellement radical de l’offre, l’insistance sur la médiation dans les musées et l’éducation artistique et culturelle à l’école devaient être autant de moyens d’attirer un vaste public.
Pourtant files d’attentes à l’entrée du Louvre ou des grandes expositions à succès infirment ce constat. Comment concilier fréquentation en visible progression et cette désaffection plus profonde ? trois facteurs sont à évoquer :
- les publics scolaires sont largement accueillis, excellente chose même si l’on peut regretter qu’une fois adultes, manifestement, une majorité ne revient pas ;
- le tourisme fait venir des visiteurs de loin. Excellente chose également, même si on s’étonne qu’un visiteur fréquente un musée à plusieurs milliers de kilomètres de chez lui sans aller à celui qui se trouve à proximité ;
- les visiteurs assidus qui vont au musée y reviennent. C’est une minorité qui bénéficie de la croissance de l’offre. Il se crée une fracture muséale que l’observateur urbain et cultivé ne voit pas, aveuglé par le temps qu’il a passé à attendre pour voir la collection Morozov.
Un phénomène de « winner takes all » émerge. Grands musées et expositions prestigieuses engendrent des files d’attente, alors qu’ailleurs des musées sont vides et qu’une majorité ne les visite pas.
La question est de comprendre ce désamour. Le défi est de créer l’intérêt, de donner envie…
J’ai vécu, dans une région française, un jour de déconfinement où les terrasses des cafés étaient pleines à l’entrée d’un musée remarquable dont j’étais l’un des rares visiteurs. Pourquoi cette désaffection ? trop cher ? pas assez de temps ? Alors pourquoi les parcs d’attraction, les expériences immersives, les manifestations sportives sont-elles fréquentées bien que plus onéreuses et consommatrices de temps ?
Pour France Muséums, qui accompagne les projets de musées, c’est une question cruciale. Comment donner l’envie au visiteur de venir et revenir au musée ? Comment veiller à ce que disait Sherman Lee soit constamment vérifié : « Le musée est une source fondamentale d’émerveillement et de plaisir pour l’esprit et pour le cœur ».
Il possède cette formidable ambition, cette extraordinaire présomption, de défier le temps et l’espace.
Michel Foucault a créé le concept paradoxal d’hétérotopie, ou d’utopie effectivement réalisée. Selon lui le musée, exemple d’hétérotopie, « possède la volonté d’enfermer dans un lieu tous les temps, toutes les époques, toutes les formes, tous les goûts, pour constituer un lieu de tous les temps qui soit lui-même hors du temps, et inaccessible à sa morsure ».
Quelle leçon en tirer ?
Le musée ne doit pas se banaliser. Lieu d’expériences formidables, il nous met face au mystère de la création et nous invite au voyage.
Cette ambition est intimidante. Sans abdiquer cette exigence, chaque visiteur doit être accompagné pour qu’il se sente en terrain familier. Le musée est un lieu intégrateur, de partage et de citoyenneté. Un lieu qui ouvre à l’altérité, à l’intelligence. Lieu de communion, il ne s’agit pas d’un luxe, mais d’une démarche fondamentale à l’heure où sont remises en causes des valeurs essentielles : égalité en dignité et en droit de tous les êtres humains, liberté de pensée et de parole, respect de l’autre. Comme le dit Roland Barthes « l’œuvre ne fait pas pression sur l’autre ; son instance est la vérité des affects, non celles des idées : elle n’est donc jamais arrogante, terroriste : selon la typologie nietzschéenne, elle se place du côté de l’art, non de la prêtrise ».
Le défi de tout musée est de ne pas laisser croire qu’il n’est que présentation d’une collection : ses œuvres sont au service d’une ambition plus large. Il développe à travers une expérience qui relève du sensible, un propos, de multiples histoires qui vont être mises en scènes. Henri Loyrette aime à rappeler cette expérience essentielle vécue par Charles Péguy quand, jeune normalien, il venait au Louvre et disait avoir cette impression de « promotion de l’être » conduisant à « la perception immédiate de ce long et visible cheminement de l’humanité ».
C’est à nous, professionnels de musée, de veiller aux conditions de possibilité de cette expérience.
Découvrez notre vision pour le musée de demain
A l’émotion esthétique que seule l’œuvre originale fait ressentir, il faut fournir l’écrin qui accueille, qui guide, qui émerveille, qui crée le plaisir et invite au voyage. L’accrochage des œuvres, l’architecture qui les accueille, les moyens de médiation qui enrichissent l’expérience, le parcours de visite qui inclut tous les volets, même les plus ancillaires…sont autant de pièces qui constituent un système.
Système évolutif : les attentes des visiteurs aujourd’hui ne sont pas celles d’il y a cinquante ans. Système qui doit dépasser l’enceinte du musée. Il s’agit de rayonner localement et mondialement en mobilisant tous les outils disponibles que le progrès technique a démultiplié ces dernières années. Système ouvert, qui doit accueillir toutes les formes d’art : musique, cinéma, danse, théâtre….
Pour que joue cette magie, la relation du public à l’œuvre doit être accompagnée sans être entravée. L’œuvre doit fonctionner comme une œuvre comme l’affirme Nelson Goodman : « si la plupart de ceux qui utilisent une bibliothèque savent lire, la plupart de ceux qui visitent un musée ne savent pas voir les œuvres qui s’y trouvent, en tout cas pas comme elles le réclament. Faire fonctionner les œuvres est la principale mission du musée […] les mythes de l’œil innocent, de l’intellect insulaire, de l’émotion pure sont obsolètes. C’est aussi de cette façon que fonctionnent les collections des musées scientifiques, des musées d’histoire naturelle…Des musées de différentes sortes ont certes des problèmes différents mais leur finalité commune est l’amélioration de la compréhension des mondes dans lesquels nous vivons. Il faut concilier l’œuvre immuable et le spectateur inconstant. Pour que l’œuvre fonctionne il faut que l’attention soit retenue ».
En pastichant Roland Barthes qui, à propos des œuvre littéraires, rappelait l’importance qu’il convenait de porter au lecteur « une exposition est faite d’œuvres multiples, issues de plusieurs cultures et qui entrent les unes avec les autres en dialogue, en parodie, en contestation ; mais il y a un lieu où cette multiplicité se rassemble, ce n’est pas le commissaire, c’est le spectateur (…) L’unité d’une exposition n’est pas dans son origine mais dans sa destination ».
Le défi du musée est celui de l’inclusion de tous les visiteurs en luttant pied à pied contre le risque du communautarisme et de l’essentialisme. L’égalité en dignité et en droit de chaque être humain, principe vivant de l’humanisme, a pour reflet l’égalité en dignité et en droit de chaque œuvre d’art fruit de son humanité, principe vivant de l’universalisme renouvelé et incarné aujourd’hui au Louvre Lens comme au Louvre Abu Dhabi.
Le musée hétérotopie est un lieu hybride, accueillant, rayonnant, exigeant, plaisant, savant. Le musée d’aujourd’hui s’il entend s’ouvrir au public n’est pas celui d’antan. Il s’agit d’un système complexe qui nécessite une expertise de pointe, celle que précisément propose France Muséums.
Créée pour fédérer les efforts des musées nationaux au service du projet formidable et radical du Louvre Abu Dhabi, France Muséums capitalise sur cette expérience sans égale afin de mettre son expertise et celle de son réseau de partenaires au service des projets muséaux et patrimoniaux. Les échecs observés en matière muséale souvent ne sont pas le fait de manque de moyens, d’ambitions ou de talents, mais plutôt des questions qui n’auront pas été posées, des attentes qui n’auront pas été définies, des ambitions qui ne se seront pas articulées. Le métier de France Muséums est de contribuer à accompagner les projets, de leurs concepts initiaux jusqu’à leur mise en œuvre.